Zingaro…
Installez-vous confortablement et profitez d'une heureuse incise dans votre emploi du temps.
Que vous soyez auditeur libre, amateur de musique ou instrumentiste, prenez quelques instants pour vous détendre en écoutant le merveilleux album Amoroso de João Gilberto sorti en 1977, qui, je tiens à le souligner, n’a pas pris une ride. Huit titres exceptionnels à écouter sans modération, interprétés par un guitariste-chanteur de génie qui vous fera instantanément voyager quelle que soit votre nationalité, au pays de la bossa nova, un langage musical universel à la fois simple, fluide et naturellement sophistiqué. Il est incontestablement l’un des meilleurs interprètes du XXᵉ siècle et cofondateur d’un mouvement musical révolutionnaire, rien que ça !
Nous commençons conventionnellement à lancer le premier morceau d’un album. Je vous invite aujourd’hui à changer vos habitudes en débutant votre écoute par le huitième et dernier titre, intitulé Zingaro. Ce chef d’œuvre à la construction complexe est un concentré d’émotions, sublimé par la subtilité du phrasé d’un interprète hors pair, tantôt en avance, bientôt en retard pour finalement rattraper le tempo souvent en fin de phrase. Cela semble simple à exécuter lorsqu’on écoute l’artiste s’exprimer avec fluidité, mais il n’en est rien ! Virtuose du chant à mi-voix, João Gilberto se démarque de ses contemporains en nous berçant voluptueusement ; interprétant avec brio cette chanson dont la thématique amoureuse le fait tant souffrir, mais qu’il ne peut pourtant pas dépasser… À la guitare, son jeu est calibré, immuable, d’une grande précision. Les instruments à cordes participent également à soutenir et à ponctuer avec raffinement les interventions de João au sommet de son art ! Quelle intensité… Écoutez.
La bossa nova ou l’art de la vérité
João Gilberto Prado Pereira de Oliveira, plus connu sous le nom de João Gilberto est le plus célèbre des chanteurs-instrumentistes brésiliens, père de la bossa nova, une véritable légende. Il naquit le 10 juin 1931 à Juazeiro dans l’État de Bahia et s’est éteint à Rio de Janeiro, le 6 juillet 2019, alors âgé de 88 ans. Il ouvrit la voie à de nombreux chanteurs brésiliens tels que Caetano Veloso, Gilberto Gil ou encore Tom Zé et inspira les plus grands musiciens du Monde, jusqu'au swing de Miles Davis. Sa fille Bebel Gilberto, dont la qualité vocale est vraisemblablement héréditaire, a suivi les traces de son illustre père en devenant à son tour une artiste accomplie. João Gilberto est immortel dans le cœur des Bahianais et des Cariocas qu’il a représenté musicalement à travers le monde. Ses plus grands tubes sont toujours plébiscités, des standards incontournables pour tout public averti.
Cousine de la samba (danse et musique festive, bruyante et bien sûr carnavalesque) jouer la bossa nova requiert une grande maîtrise. Mélancolique tout en restant positive, son langage doit être tempéré par l’interprète qui ne doit jamais « forcer », car il exige raffinement et délicatesse. Dans les années 50, accompagné de musiciens d’exception tels que Vinicius de Moraes, Tom Jobim, Nara Leao, Newton Mendonça et tant d’autres, ce génie au grand cœur inventait la bossa nova (nouvelle vague en argot brésilien.) Rencontre de la samba et du jazz, envoûtant métissage aux accents caressants, la bossa nova est plus qu’un genre musical, c’est un univers poétique élaboré qui propulsa la carrière de João Gilberto et lui apporta une reconnaissance internationale méritée.
À travers les performances vocales et instrumentales de l'artiste, c’est le substrat de la bossa nova que vous rencontrez. Vous serez littéralement happés par la chaleur et la suavité de son timbre, surpris par la particularité de son phrasé unique, empreint de liberté novatrice. Ses interprétations ont de la personnalité tout en étant tendres et sensitives, sans limites et sans bornes pré-établies. Sa voix semble murmurer comme s’il était présent ; pourtant, l'espace, le temps et les interfaces audionumériques qui nous permettent de l’écouter devraient atténuer cette sensation, mais ce n'est pas le cas. Il semble être tout près, juste là, susurrant des merveilles qui pénètrent les âmes réceptives ; une expérience troublante pour qui se laisse envoûter. La voix ne ment jamais !
De nos jours, les démonstrations vocales valorisées sont des performances essentiellement techniques. Les émissions télévisées dédiées au sujet musical choisissent la plupart du temps les candidats en fonction de leur polyvalence, de certaines particularités physiques ou encore en fonction de l’étendue de leur tessiture. La justesse est un critère essentiel lorsqu’il s’agit d’évaluer une voix, au même titre qu’un instrument se doit d’être accordé pour épouser un accompagnement. La puissance de l’intention associée à un langage émotionnel authentique permet à certains êtres doués d’exprimer à travers leur art toute la richesse de leur for intérieur. Cela est inné ou n’est pas.
Une voix ne trahit pas. Elle raconte l’histoire d’un individu, son vécu, ses exaltations, ses désillusions et ses blocages, son caractère et enfin, son tempérament. Travailler avec acharnement son instrument ne suffit pas, cela est nécessaire, mais le talent ne s’apprend pas ! João Gilberto est tout à fait hors de ces critères. Autodidacte introverti, sa personnalité était complexe et pourtant, avec humilité, sincérité et tendresse, il nous a ouvert les portes du jardin de ses émotions, délivrant un message clair, d’une puissance et d’une précision inouïes. Il abolit à lui seul le mythe du musicien combatif qui appuie sa carrière sur de solides acquis, prenant part à une guerre sans merci dans l’arène de ses contemporains pour gagner, de force, le cœur d’un auditoire ingénu.
Ce sujet mérite d’être traité de manière approfondie, car les motivations d’une inspiration ou d’une démarche artistique sont souvent plus intéressantes que les œuvres finalisées. Comme le corps est conducteur, le chant est vecteur de multiples sensations et d’élévation spirituelle. Cet art primitif, oral et linguistique permet à l’être humain de livrer les sphères les plus intimes de son for intérieur. Les animaux utilisent le langage sous diverses formes et dans tout type de situations depuis la nuit des temps pour séduire, dominer ou échanger avec leurs congénères ; afin d’assurer leur propre survie ou celle de leur clan. Il y a des êtres hypersensibles dont la voix chargée d’intensité pénètre nos cellules. Avec João, la pureté de l’expression émotionnelle est à son apogée ; éprouvée par le corps et développée par l’esprit qui, de concert, parviennent à transcrire des sentiments profonds par la seule vibration de deux cordes vocales.
Son timbre vocal est prodigieux, à la fois séraphique et reconnaissable ; tout simplement bouleversant. La performance artistique devient alors une forme sacrée à caractère divin. La puissance de l’intention associée au talent de l’artiste promet à un message ordinaire de devenir tout à fait extraordinaire ! Il y a des organes vibratoires qui permettent de livrer avec une justesse étonnante la richesse et la pluralité des affects humains. De surcroît, João est affranchi de toute norme, caractéristique des musiciens expérimentés et des hommes libres.
Courte biographie de l'artiste « O Mito Brasileiro »
João découvrit les joies de la musique à l’âge de 14 ans lorsque son grand-père lui offrit sa première guitare. À 18 ans, il décide de quitter son village natal pour se rendre à Salvador de Bahia, puis à Rio de Janeiro où il intégra la formation Garotos da Lua en 1950, qu’il quitta peu de temps après. Durant les années qui suivirent, João ne cessât pas de perfectionner son jeu à la guitare. Errant dans la vie, ce fut une période de grande marginalité pour l’artiste jusqu’à son heureuse rencontre avec le compositeur Tom Jobim en 1957 avec qui il enregistra les premiers et plus grands titres de la bossa nova, d’abord à la guitare.
Durant les cinq années suivantes, João enregistra de nombreux morceaux dont le succès fulgurant lança sa carrière et propulsa la bossa nova comme mouvement musical dans son sillon avec des titres tels que Canção do Amor Demais, l’incontournable Chega de Saudade, Desafinado, Rosa Morena ou encore Brigas Nunca Mais. Deux 33 tours sont édités en 1960 et 1961 contenant des compositions de Tom Jobim et de Vinicius de Moraes et leurs aînés Dorival Caymmi, Carlos Lyra et Roberto Menescal, réinterprétées par João dans un style novateur. Les jazzmen américains s’intéressent à la bossa nova et c’est à New-York que naît le 33 tour qui deviendra un best-seller du jazz grâce à la collaboration de João Gilberto, Tom Jobim et Stan Getz ; sur lequel la femme de João, Astrud Gilberto prêta sa voix, commençant avec panache sa carrière de chanteuse en interprétant avec suavité un des plus beaux titres de tous les temps Garota de Ipanema/The girl of Ipanema. Le disque est un véritable triomphe et un concert historique eut lieu au Carnegie Hall le 9 octobre 1964.
En 1970, il produit un nouvel album studio, Ela é Carioca, élaboré lors d'un séjour à Mexico. Le disque João Gilberto, parfois qualifié d’album blanc de la bossa, sort en 1973. Interprété presque intégralement au chant et à la guitare, ce disque marque une césure avec la sonorité habituelle de João. En 1976 paraît The Best of Two Worlds, la nouvelle femme de João Miucha, qu’il épousa en 1965, y chante à son tour. Amoroso, en 1977, vient ajouter à cette voix-guitare sublime, la noblesse des orchestrations de Claus Ogermann. Cet album reprend Retrato em branco e preto ainsi que des succès étrangers tels que S Wonderful, Estate, Besame mucho et bien sûr le titre Zingaro moins repris, néanmoins éthéré. À noter que l’empreinte créative de Tom Jobim est présente pour presque la moitié du répertoire des albums de João, les autres sont des reprises d'anciennes sambas et des tubes d'autres pays.
En 1980 paraît Brasil, fruit de la collaboration de l’artiste avec la nouvelle génération de la musique populaire brésilienne. Grâce au talent de Gilberto Gil, Caetano Veloso et Maria Bethânia, d’anciens succès tels qu’Aquarela do Brasil, No tabuleiro da Bahiana et Bahia com H, véhiculent l'âme brésilienne. En 1991, l'album João est le seul à ne pas contenir la signature de Tom Jobim. En 2000 sur Voz e Violão, produit par Caetano Veloso, il réinvente ses premiers tubes Chega de Saudade et Desafinado. João a continué par la suite à donner des concerts au Brésil et dans les plus grandes villes du monde, dont plusieurs enregistrements sont disponibles sur disques compacts : live in Montreux (1985), Prado Pereira de Oliveira (1980), Eu Sei Que Vou Te Amar (1994), live at Umbria Jazz (1996), et In Tokyo (2004).
João Gilberto ou l’expression de l’Amour dans son plus tendre apparat
Universelles, ses compositions sont inscrites au répertoire de la plupart des musiciens professionnels de nos jours. Ses succès planétaires sont un héritage musico-culturel intemporel, traversant les décennies tout en restant populaires. Capter l’attention et gagner le cœur du public sont de grandes victoires pour celui qui entreprend et se « met en jeu » en tant que compositeur-interprète. Obtenir la ferveur d’acolytes musiciens venus des quatre coins de la planète, s’inspirant tous du mouvement musical dont on est l’un des fondateurs, quelles que soient leurs influences musicales initiales, est un pari rarement gagnant. João l’a pourtant fait ! C’est probablement pour un artiste créateur, le plus grand des honneurs que de savoir que ses compositions ont fait de son vivant, font et feront post-mortem le tour du Monde.
João Gilberto était réputé pour sa claustration et son perfectionnisme. Il avait une personnalité entière. Originale. L'artiste a vécu des années dans un hôtel de luxe de Rio de Janeiro, refusant les interviews, ne sortant presque jamais de sa chambre. Il était capable d'écourter ses spectacles s’il jugeait son public impoli ou indigne, ou bien si la sonorisation de la scène lui semblait imparfaite. Il se produisait la plupart du temps seul sur scène avec sa guitare et tenait le tempo sans bouger d’un millimètre, réglé comme une horloge, en même temps qu’il chantait, avec une émancipation totale, absolue. La dimension créative de l’artiste est sa plus grande force ; il n’interprétera jamais un titre deux fois de la même façon.
Nous sommes loin des prestataires événementiels qui performent sur bandes sonores en montant le son au maximum afin de « passer au-dessus » du brouhaha de salles combles où les convives parlent si fort que plus personne ne parvient à s’entendre, encore moins à s’écouter. João Gilberto n’était pas orgueilleux et n’éprouvait pas le besoin de se mettre en avant pour se sentir aimé comme beaucoup d’artistes le font aujourd’hui. Il menait, simplement, une existence où ses fragilités furent l’essence même de toute l’intensité zénithale qu’il a su nous offrir à travers son jeu et ses mots ; des torrents de douceur au carrefour de nos consciences, au plus près de nous-même, à travers ses interprétations uniques, astucieuses et magistrales.
Je dédie cet article à sa fille Bebel, avec tout l’amour que j’aurais eu pour son père, si João eût été le mien.
Pénélope FIORINDI – HUPSOO MAGAZINE
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João Gilberto ao Vivo em São Paulo - 2008
Où es-tu, João Gilberto ? suit les pas de l’auteur allemand Marc Fischer qui chercha avec obsession le légendaire fondateur de la Bossa Nova, João Gilberto, musicien brésilien, qui n’a pas été vu en public depuis de nombreuses années. Fischer avait décrit son voyage dans le livre Hobalala, mais se suicida une semaine avant sa sortie. En retraçant le parcours de Marc Fischer, filmant les indices qu’il nous a laissés, nous poursuivons João Gilberto afin de comprendre l’histoire, l’âme et l’essence de la Bossa Nova. Mais qui peut dire si nous le rencontrerons ou non ? Histoire d’une quête obsessionnelle, vaine et poétique, mais qui laisse entendre les vibrations des mots de Marc Fischer et la musique de João Gilberto.
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